- encremalouine
Réparer les vivants
Quand Maylis de Kerangal s'empare d'un sujet, la force de son écriture laisse rarement indemne. En 2010, Naissance d'un pont nous avait déjà submergés d'une vague d'émotion inattendue. Comment, en effet, oublier ce chantier jeté entre l'ancien et le nouveau monde, ce pont autour duquel s'affaire toute une fourmilière d'histoires humaines qui construisent une épopée singulière que l'auteur situe à Coca, petite agglomération fictive de Californie ?
Quatre ans plus tard, Maylis récidive avec un défi jeté à l'écriture elle-même : Réparer les vivants est, pour le dire sobrement, une oeuvre. Elle nous conte l'histoire d'une transplantation cardiaque, 24h chrono où le temps est compté, le geste juste, l'acte précis, l'espace circonscrit, la voix mesurée, la tension au maximum. C'est la tragédie d'un seul et l'aventure de tous, avec pour héros le coeur, l'organe, mais aussi le réceptacle de l'amour.
Le coeur, c'est celui de Simon Limbres, qui bat tranquillement dans le sommeil la nuit d'avant le drame. A 5h50, l'alarme d'un portable vrille l'avant petit jour, et désormais s'enclenche le compte à rebours d'une vie qui va brutalement se rompre. Réparer les vivants ... Après une heure ou deux de surf où l'on rêve de devenir vague, de se fondre dans la chevauchée de la mer, on rebrousse chemin et c'est l'accident, l'accident bête avec Chris au volant. Sous la violence du choc, Simon est inconscient, mais son coeur bat toujours. Commencent alors les 24h les plus essentielles de son existence, où son coeur se prépare à battre sous la peau d'un autre. On avait envie pourtant de croire à l'incroyable : ce garçon qui reposait si calme sur son lit d'hôpital, comme le dormeur du val, ce garçon dont le coeur battait encore, serein, allait se réveiller de ce mauvais rêve sur la route d'Etretat. Le lecteur s'est déjà identifié à ce jeune homme grelottant de froid, il embrasserait bientôt la douleur des parents qui viennent au chevet de leur enfant blessé, le lecteur s'est déjà muré dans un refus des évidences, c'est arrivé aux autres mais tout de même, ces autres pourraient être nous, alors on imagine très vite un scénario de guérison où l'impossible ne serait pas de mise. La mort survient, impitoyable tache mouvante au pourtour irrégulier opacifiant une forme plus claire et plus vaste. C'est plié : le cerveau de Simon Limbres est en voie de destruction. Pierre Révol demande à Cordélia Owl si la famille a bien été prévenue. La famille, c'est d'abord Marianne, la mère, qui réveillée en sursaut traverse la ville, appelle vainement Sean, le père, puis c'est l'interminable traversée du labyrinthe de la Réa.
Votre fils est dans un état grave.
C'est l'euphémisme qu'elle ne veut pas entendre, la mère de Simon, l'euphémisme qui la métamorphose en statue de pierre, impavide, invincible au bord du gouffre où déjà elle tombe, tandis que Révol tente de rendre empathique ce face à face où la mort s'est glissée.
Je veux voir Simon , dit la mère, qui quitte l'hôpital pour trouver un abri car c'est une guerre, la mort de son enfant, tandis que Révol, devant l'évidence de la mort encéphalique, décroche son téléphone et compose le numéro de la coordination des prélèvements d'organes . Désormais, le processus est lancé. Retour à l'hôpital de Marianne, la mère, et de Sean, le père. Scène en trompe-l'oeil qui jette le lecteur dans le camp des parents, qui lui fait éprouver leur souffrance et le fol espoir que rien n'est perdu puisque le coeur de leur fils bat. L'hôpital n'est pas un lieu infaillible, après tout ! On est là, on est avec toi, tu m'entends, Simon, my boy, on est là. Le désespoir étreint le lecteur, qui rêve d'un tressaillement, d'un balbutiement de retour à la vie, qui s'arrime à l'impossible. Les personnages et le lecteur font corps contre cet ennemi qui veut entériner la mort du fils, mais étrangement, la compassion se propage et enveloppe soudain ce médecin exsangue d'avoir prononcé les mots définitifs : Simon est en état de mort cérébrale. Il est décédé. Il est mort ... ce jeune dieu au repos. Nous entrons de plain-pied dans ce no man's land entre la vie et la mort où les couloirs sont infinis, l'émotion jugulée, le silence et les voix étrangers au monde des vivants. Le coeur de Simon va bientôt s'arrêter de battre, mais les coeurs des autres font un vacarme assourdissant autour de Simon Limbres, dont les fonctions cérébrales se sont éteintes. C'est tout l'art de Maylis de Kerangal de rendre un compte minutieux de cette matière vivante, mouvante, dont est fait le réel, de cette trame souple qui contient tout le vécu des humains, auquel s'agrègent la lumière, le son, la texture de l'environnement. Ce qui est troublant ici, c'est que la mort de Simon Limbres a cessé d'être intime et d'appartenir à ses proches, mais est devenue un cas clinique de prélèvement d'organes pour réparer les vivants, d'autres vivants qui attendent cette manne providentielle. C'est ce que Thomas Rémige s'apprête à leur dire, comme une estafilade sur leur coeur impuissant. Avant même que ne commence le processus du prélèvement sur le fils, le coup de scalpel est porté au coeur des parents : Nous sommes dans un contexte où il serait possible d'envisager que Simon fasse don de ses organes. Il l'appelle Simon, il attend son consentement par procuration. Il attend de savoir si celui qui a intensément aimé la vie veut passer le relais de son corps à cet autre que son corps abandonne. Le coup de poing de Sean dans le mur sonne la fin de ce dialogue difficile. Exsangue à son tour, non point devant le refus du père, mais devant cette douleur abyssale qui désespère le langage lui-même, Thomas referme le dossier de Simon : la possibilité du refus est aussi la condition du don.
Le coeur ? Oui, le coeur, comme si c'était plus difficile que les reins, le foie ou les poumons, de prélever le siège de l'amour. Mais pas les yeux ? pas le regard du fils, pas cette lumière intérieure qui éclairait le monde ! Il est donneur. L'épouvante les étreint : Qu'est-ce qu'on va lui faire, concrètement ? On incise le corps, on prélève, on le referme. Les mots sont incisifs comme des instruments de chirurgie, il n'y a pas de place pour la dramatisation, ni pour que se glisse en cet instant la violence du sacrilège. Simon Limbres devient le dossier Cristal, il est métamorphosé en chose, il n'existe plus. De retour à la maison, la voix de Lou : J'ai fait un dessin pour Simon. Pourquoi on est dans le noir ? j'ai faim. La voix des vivants, comme de l'huile bouillante sur les corps meurtris. Les mots de Lou sont la réponse du frère mort aux questionnements des parents. Oui, la vie est là, il faut enterrer les morts pour réparer les vivants. La vivante à réparer, c'est Claire Méjan, la future transplantée.
Cette oeuvre est parcourue d'instants de fulgurante émotion qui surgissent du vécu intime des personnages, de leurs désirs, de leurs doutes, de leurs ratages, dans les coulisses d'une transplantation cardiaque. Il en est un peut-être plus intense que les autres, parce qu'il est la voix de l'en-deçà qui vers l'au-delà traverse la frontière inconnue des vivants. Avant le clampage, Thomas Rémige murmure à l'oreille de Simon l'amour de ses proches, Sean, Marianne, Lou, Mamé, Juliette, puis il insère des écouteurs dans les oreilles de Simon, allume le baladeur, piste 7, et lui offre cette dernière vague qui déferle et scintille et l'emporte, juste avant que le coeur ne cesse de battre. Tandis qu'on prépare Claire à recevoir le souffle de Simon, des mains s'affairent autour de son corps atrophié pour que demain, ses parents puissent archiver dans leur mémoire l'image de celui qu'il était, et qui retrouve son intégrité, et qui redevient Simon Limbres entre les mains de Thomas lavant ce corps outragé. Au moment de la toilette funéraire, Thomas s'est mis à chanter : le langage précis des mains est devenu chant au croisement ultime de la vie et de la mort, et l'on songe à ce chant de l'Iliade où Achille rend à Patrocle les honneurs funèbres, pour qu'il demeure dans la mémoire des autres celui qu'il fut, désormais inaccessible et invaincu.
Il est 5h49. Le don de la vie a duré 24h.