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  • encremalouine

La dernière farce de Jean-Louis Duquesnoy

Cher Jean-Louis,


Aujourd'hui, j'avais préparé des chocolats pour venir te voir ...


Mais je me suis heurtée à l'une de ces incoïncidences de la vie : tu étais déjà parti !


Et pourtant, tu m'avais donné l'habitude de traîner sans souci de l'heure dans ta boutique : il suffisait d'ouvrir les pages d'un livre et la nuit pouvait tomber, elle n'arrêtait pas le flot de tes pensées, et tes mots ponctuaient indéfiniment ces heures nocturnes.


Aujourd'hui, semble-t-il, tu étais pressé ! Pressé d'aller taquiner les étoiles, car sur cette terre, elles n'ont sans doute pas de place.


Je jalouse ce ciel où tu dois à présent bien rigoler devant ce bon tour que tu nous as joué hier. Parti Jean-Louis !


Déjà, passer devant ta boutique que tu avais désertée était quelque chose d'incongru ! Comment ne pas s'arrêter pour te demander un improbable ouvrage, que tu débusquais aussitôt dans un improbable recoin de ta librairie ? Et toi, tu savais garder à tes piles de livres cet équilibre parfait que nous autres nous mettions à mal, retenant d'une main Maupassant, de l'autre un recueil de poésie dont tu disais les yeux au ciel que ça, c'était beau !


Qui nous dira aujourd'hui ce qui est beau, ce qui l'est moins, ce qui provoquait tes extases, ce qui t'arrachait un soupir d'insignifiance ? Tu es parti trop tôt, Jean-Louis, on n'a même pas eu le temps de se retourner !


Mais tu es comme ça, imprévisible, même si cette fois, c'est une bien mauvaise farce.


Je ne pensais pas que tu arriverais à emporter tous tes livres quand il s'est agi de fermer boutique. Mais il est vrai qu'on n'abandonne pas ces amis qui ont accompagné vos jours. Alors tu les as emportés dans ta retraite, comme l'eût fait Napoléon de ses vieux grognards. Et nous, on se retrouve sur le bateau vide, vide de tes histoires, vide de tes trésors, vide de toi.


A l'annonce de ton départ, la messagerie de l'Encre Malouine s'est couverte de smileys en pleurs. Non, tu n'étais pas le roi du numérique, et peut-être ne connais-tu pas le smiley, pictogramme de nos émotions. Ils veulent dire que tout le monde est triste, car même si tu ne croyais pas à l'amour des autres, il est bel et bien là, et la mer ce soir roule des lames plus salées que d'ordinaire.


Soixante ans de passion, ça ne s'oublie pas ... La première fois que je suis entrée dans ta caverne aux merveilles, j'avais 20 ans ! il y a donc 46 ans de cela ... Le temps passe, mais chez toi il s'arrêtait, par un étrange et heureux hasard. Tu n'as jamais changé pendant toutes ces années : le temps n'avait sur toi aucune prise. Il faut dire que tes amis les livres montaient la garde, et que la faucheuse n'aurait pas osé montrer le bout de son nez. Alors on a cru que tu étais immortel ! Et nous voilà le bec dans l'eau, comme des ravis de la crèche.


Sur mes étagères, les livres que j'ai achetés chez toi, ou que tu m'as donnés, ou que tu as oubliés ici, occupé à déguster cette tarte tatin que tu aimais bien, se penchent, médusés, et font grise mine. Non, Jean-Louis, tu n'auras pas de funérailles nationales, et pourtant, tous ces livres dont tu récitais les pages aux passants, font de ton départ un chagrin qu'ils déversent sur nos coeurs par le bruissement de leurs milliers de pages. Ça ruisselle comme une source, ça tinte comme le cristal, ça pique comme le chagrin, et d'en bas, ça te dit au revoir des milliers de mains qui t'ont aimé.


Bon voyage, ami Jean-Louis ...



POUR LIRE l'HOMMAGE D'ALAIN BAILHACHE, CLIQUEZ SUR LE VISAGE DE JEAN-LOUIS

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