- encremalouine
Harmonie du soir
Voici venir les temps où vibrant sur sa tige Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir; Les sons et les parfums tournent dans l'air du soir; Valse mélancolique et langoureux vertige!
Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir; Le violon frémit comme un coeur qu'on afflige; Valse mélancolique et langoureux vertige!
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir.
Le violon frémit comme un coeur qu'on afflige, Un coeur tendre, qui hait le néant vaste et noir! Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir; Le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige.
Un coeur tendre, qui hait le néant vaste et noir, Du passé lumineux recueille tout vestige! Le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige... Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir!
Une charogne est un texte dur, parce que délibérément lucide, et la lumière parfois éblouit. Harmonie du soir nous parle aussi de transfiguration, mais d'une manière apparemment plus douce, apparemment, car le fond est peut-être encore plus désespéré.
Nous avons affaire à un pantoun, forme poétique maltaise révélée au public français par Victor Hugo. Qu'est-ce qu'un pantoun ? Un poème composé de strophes de 4 vers, les second et quatrième vers devenant les premier et troisième de la strophe suivante. Il doit développer deux thèmes distincts, mais étroitement mêlés. Il y en a peu dans la poésie française, celui-là est sans doute le plus beau. On peut penser que les grandes expositions universelles de la fin du XIXe siècle ont sensibilisé le public aux arts exotiques et ne sont pas étrangères à cet engouement. Baudelaire a pris bien des libertés en usant de cette forme, déjà parce qu'il écrit en alexandrins, ce qui n'était pas admis, mais il faut dire aussi qu'il n'a jamais revendiqué cette forme poétique, dont il s'est inspiré selon son humeur. Disons que nous étudions ici un pantoun baudelairien. Dès le premier vers, nous entrons dans une dimension sacrée avec cette formulation quasi biblique Voici venir les temps ... présentatif, infinitif et pluriel, qui nous plonge dans un temps éternel, dimension sacrée renforcée par le vocabulaire religieux qui émaille ce texte, en particulier les accessoires du culte : encensoir, reposoir, ostensoir, la progression de l'un à l'autre terme étant extrêmement significative. L'encensoir est le vase sacré qui contient l'encens, le reposoir , l'autel dressé sur le parcours d'une procession, et l'ostensoir, le vase sacré qui contient les hosties. Nous sommes donc bien dans une cérémonie où le parfum des fleurs monte comme l'encens vers le ciel, l'exhalaison des parfums n'est pas anecdotique, c'est un acte mystique, une prière, et nous nous souvenons que le poème Correspondances, emblématique, nous plongeait dans cette même dimension
La Nature est une temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles
Oui, c'est une prière qu'on fait à l'heure de l'Angélus, car cet homme que d'aucuns montrent du doigt comme blasphémateur était profondément mystique. Commence alors une étrange valse puisqu'elle est sans valseurs, où comme dans un monde ancien désaffecté
Les sons et les parfums tournent dans l'air du soir ;
L'atmosphère est étrange, on a l'impression d'un bal fantôme, où le vertige remplace bientôt toute notion de temps et d'espace. La valse glisse sur les allitérations en l, dans un superbe chiasme où naît la langueur. A la seconde strophe apparaît le violon, mais le plus intéressant ici est cette assonance en i, poignante comme la douleur qui étreint soudain le poète. Cette assonance, on la trouve dans l'une des deux rimes sur lesquelles se construit le texte, ige et oir, la souffrance alternant avec la majesté, et le spleen envahit le texte avec le passage de la vibration au frémissement, puis à l'affliction, et la surimposition du coeur au violon. Nous ne sommes pas si loin des sanglots longs des violons de l'automne verlainiens, et on se souvient que le petit morceau de bois cylindrique coincé à l'intérieur du violon pour relier la table d'harmonie au fond, s'appelle l'âme.
Le ciel est triste et beau : c'est toujours le cas chez Baudelaire, comme il le dit lui-même : J’ai trouvé la définition du Beau, – de mon Beau. C’est quelque chose d’ardent et de triste, quelque chose d’un peu vague, laissant carrière à la conjecture. (...) Je ne prétends pas que la Joie ne puisse pas s’associer avec la Beauté, mais je dis que la Joie [en] est un des ornements les plus vulgaires ; – tandis que la Mélancolie en est pour ainsi dire l’illustre compagne, à ce point que je ne conçois guère (mon cerveau serait-il un miroir ensorcelé ?) un type de Beauté où il n’y ait pas du Malheur. Et c'est si vrai que l'on entend les deux adjectifs comme s'ils ne formaient qu'un seul phonème " tristebo ", comme si la tristesse, au sens étymologique du terme, s'attachait inexorablement à la Beauté. Dans la troisième strophe le spleen éclate, terrifiant, avec l'arrivée des ténèbres, de cette nuit dont le poète a peur, cette nuit qu'il appelle le " noir ", parce que ce n'est pas un moment du jour, mais un gouffre éternel où il chute sans rémission. Vertige, chute, glaciation ... Condensé tragique de la vie du poète, qui n'a plus que la peau sur les os, qui a froid, atteint d'hémiplégie dès 1866, d'aphasie ensuite. Ses forces vives se tarissent, et désormais il redoute que tarisse avec elles le souffle poétique, la seule chose qui le maintienne en vie. C'est le sens du vers 12, un chef-d'oeuvre à lui tout seul, avec ces allitérations en s qui glacent comme le serpent. On a ici une image d'Apocalypse avec la noyade du soleil, du feu et de l'eau confondus, on a l'emploi du passé composé, le temps de l'achèvement, du non retour, le soleil ne renaîtra pas, et puis les couleurs du crépuscule associées au sang, vision horrible, mais surtout au sang qui n'est plus celui de la vie qui coule dans les veines, mais celui du cadavre, de la décomposition, qui laisse lire en filigrane la mort du poète. Cette glaciation des forces vives causait à Baudelaire une terreur proche de l'hallucination. Souvenons-nous de son Chant d'automne
Tout l'hiver va rentrer dans mon être : colère, Haine, frissons, horreur, labeur dur et forcé, Et, comme le soleil dans son enfer polaire, Mon cœur ne sera plus qu'un bloc rouge et glacé.
où l'on retrouve cette glaciation, cette intériorisation du froid, ce soleil piégé par les glaces, cette lumière qui s'éteint, ce souffle vital qui a disparu.
Et c'est alors que surgit, à nouveau, comme dans Une Charogne, le souvenir, le lumineux souvenir dont l'écriture poétique gardera la trace. Ce coeur tendre, par-delà la mort, gardera le souvenir de l'amour, de cette lumière qui baigna les amants, et l'on observe alors une étonnante progression dans les rimes riches de ce poème. Nos passons de la " tige ", partie banale de la fleur, au " vertige ", qui naît de l'évaporation du parfum, au " vestige ", quintessence de ce qui reste quand tout a disparu. C'est exactement la problématique des Fleurs du Mal, extraire ce qui demeure de ce qui périt. Au sens théologique, le vestige est l'empreinte que laisse Dieu dans chacune de ses créatures, et il s'agit bien de cela dans ce poème qu'on lit comme une prière. Le poète est Créateur de sens, et il va " recueillir " cette trace qui ne sombrera pas dans les limbes du Temps. S'il disait " garder " dans Une Charogne, il dit ici " recueillir ", ce qui implique un acte presque sacré, avec une triple postulation : la conservation, mais surtout le recueillement mystique, et enfin le recueil poétique qui met en abyme ici le recueil des Fleurs du mal. Cela renvoie au titre Harmonie du soir, et à l'origine grecque du mot " harmonie ", qui signifie " assembler, mettre ensemble " et évoque, plus que l'état de bien-être, une recomposition de ce qui est épars et confus. Le dernier vers éclate alors comme un des plus beaux vers baudelairiens, avec le toi et le moi enfin réunis, cette lumière douce mais persistante au centre du vers, qui brille comme celle indiquant la présence divine dans les tabernacles, ce terme enfin d' ostensoir " qui fait, avec cette rime somptueuse, du coeur du poète un réceptacle de l'éternel amour.
Pure merveille que ce texte, qui n'empêche pas néanmoins que le spleen le ronge, comme on le voit dans le Spleen, poème 78 des Fleurs.