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Des souris et des hommes, John Steinbeck

Prix Pulitzer en 1940, et Prix Nobel de Littérature en 1962, John Steinbeck, auteur des Raisins de la colère, publie en 1937 Mice and men, Des souris et des hommes pour la traduction française, dont Gary Sinise proposera une magnifique adaptation cinématographique en 1992.


De quoi s'agit-il ?


George Milton et Lennie Small sont deux amis d'enfance qui errent sur les routes de Californie, en travaillant comme saisonniers de ranch en ranch. Ils ont un rêve, ces deux hommes : posséder une petite exploitation où vivre libres et élever des lapins, comme des rentiers quoi, le paradis perdu en quelque sorte ... mais voilà, le paradis perdu le plus proche se présente sous la forme d'un ranch, celui de Curley le père, où il faut travailler dur pour amasser lentement de quoi nourrir les rêves futurs. C'est un univers difficile, notamment pour Lennie, le colosse au coeur d'argile, dont la manie de caresser des choses douces causera leur malheur commun, car il ne maîtrise pas sa force. Un beau jour, seul avec la jolie femme du fils Curley, il entreprend de lui caresser les cheveux. Elle résiste à cette brutalité qu'il développe à son insu en voulant faire preuve de douceur, elle crie, il prend peur, veut la faire taire et la tue sans faire exprès. Pris de panique, il court se réfugier là où George - qui anticipait le malheur - lui a dit de venir en cas de problème, ce bord de rivière à l'écart du ranch. Fou de rage, Curley entraîne les hommes du ranch dans une battue pour abattre le meurtrier . George s'en va rejoindre son ami Lennie à l'endroit prévu, et pour lui éviter l'halalli, le tue d'une balle dans la nuque.


Triste histoire... L'action se passe essentiellement au ranch de Soledad, mais l'ouverture et le dénouement se déroulent dans une forêt à quelques milles au sud de la ville. Pénétrons donc dans ce ranch à leur suite et découvrons les personnages.


George Milton, petit homme brun et vif, qui darde sur le monde qui l'entoure les yeux perçants et inquiets de celui à qui la misère a appris à se méfier de tout. Lennie Small ensuite, le doux colosse aux grands yeux pâles, aux épaules tombantes, attardé mental aux rêves d'enfant, qui caresse les choses douces pour compenser l'amour dont il a été privé. Le ranch, c'est celui de Curley père, petit homme trapu style western avec ses bottes éperonnées, un homme que la vie a rendu brut, mais sans intention méchante, et qui engage les deux nouveaux venus. Mais il y a aussi son fils, un pervers de premier ordre, qui s'acharne contre ceux que la vie a mal lotis, et pour lequel Lennie est évidemment une victime de choix. Petit homme hargneux, ancien boxeur amateur, le fils Curley cherche la bagarre pour exercer son pouvoir de " fils du patron ". Très jaloux de sa femme, on dit qu'il garde une main dans un gant enduit de vaseline pour la caresser. Les ouvriers du ranch à présent : il y a Slim, le cow-boy à la voix grave, roulier du ranch, le seul qui puisse tenir le fils Curley à distance, et qui deviendra l'ami de George. Candy, le plus âgé, qui a perdu une main au travail et n'a plus que son vieux chien pour l'attacher à la vie. Il rêve d'acheter un lopin de terre avec ses indemnisations, et s'associe avec George et Lennie pour acheter une ferme et le bonheur qui va avec. Carlson est un homme brutal, qui possède un révolver et n'a aucun état d'âme, contrairement à Crooks, le palefrenier noir qu'une ruade de cheval a rendu bossu, et que les autres ont relégué à l'écurie sous prétexte qu'il sent mauvais. Et puis et puis, comme dit Jacques Brel dans Ces gens-là, " il y a Frida, qu'est belle comme un soleil... " eh bien ici, il y a la femme de Curley, qui rêvait de devenir actrice et s'est retrouvée dans ce ranch où elle a épousé le fils du patron, soleil noir au milieu de ces hommes où il n'y a pas de place pour elle, encore moins pour ses rêves de paillettes. Voilà l'univers où George et Lennie viennent de faire leur entrée.


Mais revenons d'abord au lieu où se déroule l'histoire : c'est un huis-clos, qui apparente le roman à une pièce de théâtre, un huis-clos étouffant où la poudre de la haine est prête à chaque instant à s'embraser. George le sent , parce que George est deux, et que Lennie constitue un danger permanent en société. Déjà, ils ont dû quitter leur emploi précédent et fuir de Weed, car Lennie a effrayé une jeune femme en touchant innocemment sa robe, et George redoute cette manie de son compagnon qui l'empêche, lui, de mener une vie normale, car il doit prévenir les risques qu'elle leur fait encourir. Au ranch de Curley, il lui intime de se taire, de ne pas chercher les ennuis, et de courir se réfugier dans les fourrés au bord de la rivière si survenait un drame. Malgré tout, l'histoire se déroule comme une tragédie en six actes, où pointent les signes avant-coureurs du drame final. Ce ranch est en effet un microcosme social dans l'Amérique de la Grande Crise où la misère quotidienne pousse les hommes à l'Ouest, vers un Eldorado où le bonheur serait la fin du voyage. Dans ce ranch, il y a les nantis et les miséreux : les nantis, ce sont les Curley, propriétaires , car dans cette Amérique de paumés, on rêve de posséder un jour, et de l'autre côté, les ouvriers agricoles qui tous travaillent dur, mais ne sont pas égaux pour autant. Slim et Carlson, par exemple, ont un statut différent de Candy ou Crooks, l'un vieux et handicapé, l'autre noir et bossu. L'un vit dans la communauté des hommes parce qu'il a encore des liens avec elle, notamment ses indemnités , l'autre est relégué à l'écurie pour sa couleur de peau et son infirmité. George va pouvoir intégrer la société des ouvriers, mais Lennie n'y est admis que pour sa force de travail colossale vantée par son ami George. C'est un monde d'hommes, dont l'équilibre repose sur le rythme immuable du travail et du rendement. La moindre faille dans l'enchaînement monotone des jours causerait l'irruption d'un drame aux conséquences tragiques. Or, dans cet univers sans faille, la menace rôde : d'abord l'exclusion du palefrenier, germe mauvais dans la cohésion du groupe, ensuite la faiblesse de Candy, accompagné d'un chien qui pue dans la pièce commune, puis les rêves inassouvis de la femme oisive de Curley, qui cherche le bonheur coûte que coûte, cette grenade dégoupillée enfin que constitue Lennie, qui cherche la douceur dans ce monde de brutes. Or, le huis-clos, s'il protège de l'extérieur, exacerbe les tensions entre les hommes, que le moindre incident peut enflammer.


Jusqu'à l'arrivée de George et Lennie, l'équilibre se maintenait, entre deux ouvriers en activité, Slim et Carlson, deux marginaux, Candy et Crooks, le fils du patron, substitut de son père, et la femme, ne faisant que traverser ce monde d'hommes à la recherche de son mari. Mais brusquement, Lennie brise cet équilibre parce qu'il est inadapté, mais pas seulement, parce qu'il se trouve lié malgré lui à deux autres personnages qui auraient dû rester hors de sa sphère, Curley, et la femme de Curley. Et c'est là qu'intervient cette fatalité humaine qui conduit inexorablement à la tragédie : on n'échappe pas à son destin, les rêves, même s'ils sont partagés, ne se réaliseront pas.


Les signes annonciateurs étaient très lisibles depuis le début du récit : ils tiennent justement à ces rêves. Lennie songe à une Arcadie future peuplée de lapins, et deux personnages vont adhérer à ce projet d'avenir. Candy le premier, qui propose ses économies aux nouveaux venus, et Crooks, qui propose, lui, de menus services dans la ferme du bonheur. Mais si l'on y regarde à deux fois, Crooks est l'exclu du ranch, celui qui ne compte pas, et Candy ne peut sauver son chien qui pue de Carlson, qui l'emmène et le tue. Carlson élimine les inutiles, et le meurtre du chien préfigure la mort à venir de Candy, et la battue meurtrière contre Lennie. Les faibles n'ont pas leur place dans ce monde où il faut lutter pour sa survie. Quant à la femme de Curley, qui rêve d'être actrice, elle endossera le rôle de la femme aimée loin des paillettes d'Hollywood, dans le domaine de Crooks, l'écurie, avec dans le rôle du prince Lennie, qui lui brisera la nuque en même temps que ses rêves, comme il tuait les souris en les caressant trop fort. La tragédie est en marche, rien ne l'arrêtera.


Ils tiennent aussi aux hommes, les signes funestes : en effet, malgré les avertissements de George, malgré la bonne volonté de Lennie, malgré les efforts des hommes du ranch, Slim en particulier, Curley incarne la fatalité qui s'acharne. Tandis qu'une altercation a surgi entre les hommes à cause de l'attitude provocante de sa femme, Curley sans raison s'en prend à Lennie qui, soucieux de respecter les consignes de George, ne bronche pas. Mais devant l'acharnement de Curley, c'est George lui-même qui demande à Lennie de se défendre, et bien sûr, le colosse obéit et riposte en lui broyant la main. Slim intervient en faveur de Lennie, intimant à Curley de prétexter l'accident. Rien n'y fera cependant : qu'il brise la main de Curley, ou caresse doucement les cheveux de sa femme, Lennie, victime de sa force, tue, et des causes opposées entraînent curieusement les mêmes effets. Tout se conjugue pour qu'il soit la victime expiatoire de ce monde cruel, y compris l'absence de George ce dimanche après-midi où champ libre est laissé aux marginaux du ranch, dans le domaine de Crooks où Lennie vient de tuer son chiot sous les caresses, et où la femme de Curley vient le rejoindre, lui raconter ses rêves et lui offrir ses cheveux à caresser. Le meurtre de la femme, point d'orgue du récit, est la réplique tragique de ce qui s'est passé à Weed, mais il n'est au fond que l'avortement annoncé des rêves d'une femme, victime de sa solitude. La femme de Curley, seule femme au milieu de sept hommes, est forcément sacrifiée à la loi du plus fort, ici Lennie, car il n'y a pas de bourreau dans cette histoire, seulement des victimes, qui peuvent d'ailleurs servir de bourreaux à leur tour, à la manière de Crooks qui commence d'abord par se moquer de Lennie, plus faible encore que lui.


Enfin, les signes annonciateurs tiennent aussi aux lieux, situation initiale et finale étant à mettre en perspective. Le cadre est identique, mais la ressemblance n'est que trompe-l'oeil : en effet, lorsqu'au chapitre 1, George et Lennie arrivent dans ce refuge de verdure au bord de la Salinas, le décor est une sorte d'éden miniature avec des lapins, une carpe, un héron sous les saules et les sycomores. Il y a même le serpent biblique qui ondule dans l'eau, la tête dressée comme un petit périscope ... Le paradis terrestre, quoi, sauf que seul Lennie semble heureux dans ce paradis naturel, tandis que George rumine de sombres pensées. Le dialogue qu'ils entretiennent est d'ailleurs très significatif de cette incoïncidence : comme un robot à fabriquer du bonheur pour Lennie, George répète :


Les types comme nous, qui travaillent dans les ranches, y'a pas plus seuls au monde... ils ont pas de futur devant eux... pour nous, c'est pas comme ça. Nous, on a un futur... on a quelqu'un à qui parler, qui s'intéresse à nous. Et Lennie répond Et pourquoi ? Parce que ... parce que moi, j'ai toi pour t'occuper de moi, et toi, t'as moi pour m'occuper de toi, et c'est pour ça... Faudra avoir des lapins de couleur différente, George. Oui, bien sûr, dit George. On en aura des rouges, des verts et puis des bleus, Lennie. On en aura des millions ...Ta gueule, maintenant.


Mais au chapitre VI, Lennie va s'endormir définitivement dans cette vallée perdue où les feuilles des sycomores frissonnent dans le crépuscule, tandis que le héron avale le petit serpent innocent qui ne se méfie de rien. C'est la même heure et la même vallée, mais imperceptiblement, les choses ont pris un visage dramatique , et le lieu devient le théâtre de la mort. Des voix d'hommes qui s'interpellent retentissent au loin, de plus en plus proches. Alors, d'une voix blanche, George raconte une dernière fois à Lennie l'histoire de leur bonheur futur. En même temps, il regarde la nuque de son ami, l'endroit où l'épine dorsale rejoint le crâne. Il lève le révolver de Carlson, mais de nouveau laisse sa main retomber sur le sol, tremblant, et continue à bercer Lennie de douceur :


On aura un carré de luzerne ...


Pour les lapins, hurla Lennie.


Pour les lapins, répéta George.


Et c'est moi qui soignerai les lapins.


Et c'est toi qui soigneras les lapins.


Et on vivra comme des rentiers.


Oui.


George tue son ami pour lui offrir ce paradis qu'il n'aura jamais. Il le tue dans un geste d'amour absolu, l'arrachant aux représailles des hommes qui viennent le lyncher. Scène terrible où se mêlent les mots du bonheur et la mort, qui le surprend en plein rêve. Car dans ce monde de misère et de solitude, on a beau porter le nom du paradis, George Milton, on ne peut sauver l'innocent de cette mort qui le guette à tout instant, car il ne la voit pas venir, et qu'il croit indéfectiblement au bonheur.


Des souris et des hommes est un texte bref au pouvoir infini. Jamais son auteur n'intervient pour expliquer le cheminement secret des êtres et pourtant, le texte est un miracle permanent où l'on sent le souffle et la présence de ses créatures, où leur sang bat contre nos tempes. Rien de plus pauvre comme moyens, et pourtant, une fois le livre refermé, la vérité profonde des personnages se mêle à notre âme et la force d'aimer. Quand George donne la mort à ce géant au nom oxymorique, Lennie Small, force est d'admirer l'immense écrivain américain, car l'émotion qui s'empare de nous est celle qui surgit seulement dans les grands moments d'humanité.

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